• La dictée, fondement de l'enseignement de la langue

    Ce texte, réédité sur école:références, a été écrit par Irénée Carré. Il fait partie de son recueil Essais de pédagogie pratique, disponible en intégralité sur le site Gallica de la BNF : voir ici.
     
     
    De la dictée.
     
    Vesoul, juin 1871.
     
     
    Les dictées graduées avec discernement, analysées au point de vue des idées, du sens des mots, de l’orthographe, dictées ayant pour objet un trait d’histoire, une invention utile, une lettre de famille, un mémoire, le compte-rendu d’une affaire : tel doit être, dans l’école primaire, le fondement de l’enseignement de la langue.
     
    (Extrait de la circulaire ministérielle du 29 août 1870 à MM. les Recteurs.)
     
     
             En général, on ne tire pas de la dictée, dans nos écoles, tout le parti qu’on pourrait en tirer. Il semble en vérité que les maîtres, en donnant une dictée à leurs élèves, ne se proposent d’autre but que de leur apprendre l’orthographe, comme s’il n’y avait pas autre chose et mieux encore que l’orthographe, à savoir : la connaissance du sens exact et précis des mots, de la manière dont ils s’unissent les uns aux autres pour former des phrases correctes, conformes au génie de notre langue ; — à savoir aussi : le jugement et le bon sens, c’est-à-dire cette faculté qui nous fait discerner le vrai du faux et apprécier les choses à leur juste valeur; en un mot, le développement et la culture de l’esprit. Savoir les règles de la grammaire, ce n’est point savoir du français. Je ne fais pas fi de l’orthographe : non, tant s’en faut; mais enfin on trouve des esprits très cultivés, des hommes très intelligents, possédant une foule de connaissances utiles, parlant bien et écrivant de même, qui ne connaissent pas toutes ces règles de la grammaire avec leurs exceptions multiples.
     
             S’il ne faut donner aux diverses parties de l’enseignement qu’une place proportionnée à leur importance réelle, il semble que les préoccupations des maîtres devraient être en sens inverse de ce qu’elles sont. Avant tout ils songent, dans le choix de leurs dictées, aux phrases qui leur permettront de faire appliquer à leurs élèves quelques règles de grammaire, c’est-à-dire de leur apprendre l’orthographe; accidentellement, de leur apprendre du français ; plus accidentellement encore, de leur développer l’esprit, de leur former le jugement. C’est le contraire qui devrait avoir lieu. Chaque fois qu’un maître trouve dans un livre une idée juste, utile, intéressante, exprimée en termes clairs, qu’il n’hésite point à en faire le sujet d’une dictée, puisque ce sera pour lui un moyen de meubler et d’enrichir l’esprit de ses élèves. Qu’il leur explique ensuite le sens de tous les mots qu’ils pourraient ne pas comprendre, qu’il leur fasse remarquer comment ces mots s’unissent pour former des phrases qui expriment nettement ce que l’auteur a voulu dire, et il leur apprendra du français. Qu’enfin il fasse épeler tous les mots, qu’il appelle leur attention sur ceux qui présentent quelque irrégularité dans la manière dont ils s’écrivent, qu’à cette occasion il leur expose une règle de grammaire, et il leur apprendra l’orthographe. Cette méthode aura même, à ce dernier point de vue, deux avantages : le premier, c’est que les élèves retiendront bien mieux une règle qui leur aura été donnée à propos d’un exemple, d’une faute qu’ils auront commise, qu’ils ne la retiendront si elle leur est enseignée d’abord par des exercices préparés à l’avance et où ils savent qu’elle doit nécessairement trouver son application; le second, c’est que chaque règle n’aura de cette façon que l’importance qu’elle doit avoir, tandis qu’autrement elles sont toutes mises sur le même plan, et celles qu’on applique tous les jours, et celles qu’on n’a pas occasion d’appliquer une fois en un an. Je ne lis pas qu’il faille rien ignorer, je désire même qu’on finisse par savoir tout; je prétends seulement qu’il faut d’abord apprendre les choses les plus importantes, celles qui sont d’un usage fréquent, journalier, et que, si l’on doit ignorer quelque chose, mieux vaut ignorer ce qu’on a le moins besoin de savoir.
     
             Ce n’est pas tout. Si la dictée peut être si utile à ce triple point de vue, il importe que les leçons auxquelles elle donne lieu ne soient pas des leçons fugitives, qui ne font que traverser l’esprit sans y laisser de traces. Non ; il faut que toute idée qui est bonne, et qui entre dans l’esprit des élèves, y séjourne, s’y fixe et s’y grave en traits ineffaçables. C’est pour cela que je conseille aux maîtres de faire apprendre par cœur et de faire réciter, comme leçon de mémoire, sinon toutes les dictées qu’ils donnent, au moins celles qui leur paraissent les mieux choisies, les plus intéressantes. Voici à peu près comment je comprendrais la chose. Une dictée, par exemple, est donnée à la classe du matin ; les élèves l’écrivent sur leur cahier de brouillon; quelques minutes leur sont laissées pour la relire à loisir, corriger leurs fautes, chercher dans le dictionnaire les mots qu’ils ne connaissent pas. Le maître alors la corrige : il la fait lire et s’assure que les élèves en comprennent bien le sens général ; puis il explique les mots difficiles, donne les commentaires historiques, géographiques, etc., nécessaires à l’intelligence du texte ; enfin il la fait épeler pour apprendre aux élèves l’orthographe des mots, s’arrêtant sur tous ceux qui présentent quelque difficulté, expliquant les règles de la grammaire dont il y a lieu de faire l’application. Rien ne s’opposerait même à ce que les élèves inscrivissent en note, à la fin de la dictée, les observations principales qui leur auraient été faites, celles surtout qui se reproduisent le plus fréquemment, qui sont les plus importantes par conséquent[1].
     
             A la classe suivante, le soir, il leur donne à transcrire, sur un cahier au propre[2], la dictée expliquée le malin : ce sera un exercice d’écriture, et ils sauront déjà, ou je me trompe fort, leur dictée à peu près par coeur.
     
             Pour peu qu’ils veuillent, après la classe, se donner la peine de la relire attentivement deux ou trois fois, je ne doute pas qu’ils ne soient en état de la réciter sans faute le lendemain matin ; je crois même qu’ils la réciteront avec intelligence et d’un ton naturel, parce qu’ils la comprendront, et que les élèves sérieux seront capables de reproduire les observations auxquelles elle aura donné lieu.
     
             Il est une chose frappante, c’est que des enfants qui ne savent pas l’orthographe savent cependant parler et écrire d’une manière correcte, quelquefois même élégante, quand ils ont vécu dans un monde où l’on parle bien. Il n’en est pas de même des enfants de nos campagnes, ni souvent, hélas! des aspirants au brevet de capacité; lors même qu’ils savent l’orthographe, ils parlent et écrivent mal. D’où cela vient-il? De ce qu’ils ont vécu dans un milieu où l’on parle mal, qu’ils y ont contracté des habitudes vicieuses de langage, et qu’ils n’ont pas d’autres formes pour s’exprimer. Comment y remédier? En leur créant pour ainsi dire un autre milieu, en les faisant vivre, par les morceaux qu’ils confieront à leur mémoire, avec des gens qui ont bien parlé et bien écrit, en les familiarisant avec des choses bien pensées et bien dites. On arrive ainsi à cette conclusion qui paraît naïve à force d’être vraie, c’est que le moyen le plus sûr et le plus court pour apprendre du français, c’est... d’apprendre du français.

     


    [1] La mise au net de certains devoirs, dont on a abusé jadis, est peut-être proscrite aujourd’hui d’une manière trop absolue. Sans doute il faut éviter les écritures inutiles, sans profit pour l’intelligence; mais est-ce donc un travail inutile, pour l’élève, de se remémorer ce que le maître vient de lui dire et de le mettre par écrit? Les choses ne se graveront dans sa mémoire que s’il y réfléchit, s’il les repasse. N’est-ce donc rien encore que de l’habituer à faire une page soignée, en dehors de sa page d’écriture? Enfin, c’est un moyen commode, dans les classes à un seul maître, de tenir tous les élèves occupés à la fois.
    [2] Ce cahier sera le meilleur recueil de morceaux choisis qu’ils puissent avoir et il ne leur aura rien coûté : je crois même qu’ils le préféreront à tout autre, parce qu’ils l’auront fait eux-mêmes : ce sera un souvenir qu’ils emporteront de l’école, quand ils la quitteront.



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