• Composition et style (DP 1911)

    Article du Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire 1911

    http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=2414

       Avant de déterminer et pour déterminer justement ce que peut et doit être la composition française dans l'enseignement primaire, il faut nécessairement répondre à une question préalable : Qu'est-ce que la composition française ? Quel est son rôle ? Quelle est son importance ?

       L'un et l'autre sont d'ordinaire méconnus. Ces mots « composition française » éblouissent trop souvent les esprits de je ne sais quels mystérieux prestiges. Ils inspirent à la fois la défiance et l'admiration. Il semble encore à nombre de maîtres que c'est là un exercice compliqué et savant, une sorte d'initiation supérieure à quoi l'on ne peut s'élever qu'après une longue série de stages prolongés dans des exercices moins ambitieux. En autres termes, ils reconnaîtraient volontiers que la composition française n'a pas de juste place dans l'enseignement primaire, ou que, si elle en a une, ce ne peut guère être qu'en fin d'études, au moment où l'enseignement primaire se rapproche davantage de l'enseignement secondaire.

       Une telle opinion, est-il besoin de le dire, est manifestement contraire à la nature des choses. Elle ne peut s'expliquer que par une confusion. On suppose à tort, en effet, qu'il est indispensable, pour apprendre logiquement la langue, de suivre un certain ordre convenu, qui semble aller du plus facile au moins facile, ou encore du négatif au positif, ou, plus exactement, dirait-on, de ce qui se peut enseigner à ce qui ne s'enseigne pas. Je veux dire qu'on croit devoir faire précéder l’exercice de la composition française de l'étude de la grammaire (orthographe, analyse logique ou grammaticale, etc.). On distingue la science grammaticale de l'art d'écrire, l'une préparant naturellement à l'autre. Sans doute, une telle distinction peut faire honneur à la modestie de nos maîtres. Il est vrai — l'oeuvre de nos grands écrivains en offre la preuve vivante et glorieuse — qu'il est un art d'écrire difficile et secret, où le tempérament, les dons naturels, le talent, le génie si l'on veut, a la plus grande part ; que, partant, il serait hors de propos et hors de proportion de proposer comme but à des élèves, comme enseignement à des maîtres. Il ne saurait être question, évidemment, de préparer pour notre littérature de nouveaux Chateaubriand ou de futurs Victor Hugo. Et nous savons bien aussi que d'anciens programmes, dont l'autorité, pour n'être plus officielle, n'est pas absolument détrônée, ont longtemps encouragé et encouragent parfois encore cette modestie des maîtres, confondant deux choses nettement distinctes, la grammaire française et la langue française, faisant en quelque sorte de la grammaire le pivot de l'enseignement. Or, sans rechercher ici si une telle conception du rôle et de l'importance de la grammaire est en soi légitime, nous sommes forcé de remarquer qu'elle contribue à entretenir de fâcheux préjugés contre la composition française.

       Qu'est-ce donc que la composition française, si ce n'est pas un art mystérieux et inaccessible ? C'est, au vrai, un exercice, dans le sens exact du mot. C'est-à-dire qu'elle intervient dans l'enseignement non comme un but, mais comme un moyen. Elle est en quelque sorte l'instrument qui exerce, qui essaie, qui forme, et la pierre de touche qui éprouve et qui contrôle. Car — faut-il le répéter une fois encore après Montaigne, après l'abbé Fleury et Condillac, ou, pour citer les modernes, après Reid, Guizot et H. Spencer? — l'enseignement véritable est celui qui se propose non d'enrichir la mémoire, mais de former le jugement. La question, c'est d'aider l'enfant à faire sa croissance intellectuelle et morale comme on s'efforce de veiller à sa croissance physique, c'est de développer et de constituer ce qu'on peut appeler avec Montaigne sa judiciaire. Et c'est à quoi aucun exercice n'est plus justement applicable et efficace que la composition française.

       Quelles sont, en effet, les facultés constitutives de la judiciaire enfantine, comme en général de toute intelligence ? Elles se ramènent à deux principales : l'attention ou observation directe, la réflexion ou observation extérieure, qui ensemble forment la connaissance complète. Connaître, comprendre, pour l'esprit, c'est se poser par rapport à l'objet, c'est exercer ses sens et réfléchir sur leurs expériences.

       Il semble donc, puisque la connaissance va de l'objet à l'esprit, ou, si l'on veut, qu'elle consiste dans une sorte de collaboration entre le monde extérieur, qui est, en quelque sorte, sa matière, et l'esprit qui lui donne sa forme, il semble, dis-je, que tout l'enseignement devrait se résumer en une méthode unique : la leçon de choses. Et il en serait bien ainsi s'il était possible d'instituer un enseignement idéal, tel celui qu'a proposé l'auteur d'un livre récent, en application des principes de Spencer, où la vie est organisée autour de l'enfant en vue de son éducation raisonnée. Malheureusement, ce ne sont pas encore là réalités d'aujourd'hui. Que reste-t-il dès lors en l'état présent de nos ressources? Il reste à tirer le parti le plus avantageux de tous les moyens d'action qui sont à notre portée, à ne négliger aucun secours, à les fortifier les unes par les autres, de façon à suppléer à cette leçon de choses idéale et parfaite que nous ne pouvons instaurer d'un seul coup, par une leçon de choses faite sans doute de plusieurs pièces, mais de pièces soigneusement et logiquement ajustées.

       La première, c'est évidemment la leçon de choses elle-même, qui, s'il est vrai qu'elle ne peut être qu'incomplète, ne doit pourtant pas être négligée ; c'est, toutes les fois qu'elle est possible, l'observation directe, l'expérience. Mais comme elle n'est pas toujours, qu'elle n'est même — il faut en convenir — que rarement possible, il est indispensable de l'aider, de la compléter par une autre observation qu'on peut appeler indirecte ou de seconde main : c'est l'observation faite par les autres. Et cette observation, ce sont les livres qui nous la fournissent.

       La seconde pièce de la machine éducatrice, c'est la lecture, non pas sans doute la lecture hasardeuse de l'enfant livré à lui-même, mais la lecture choisie, dirigée, expliquée par le maître.

       Et la troisième pièce, c'est la composition.

       Maintenant, et maintenant seulement, après avoir marqué le rôle et la constitution de la machine, après avoir vu fonctionner deux sur trois de ses organes vitaux, nous pouvons exactement comprendre et définir le troisième. Par la leçon de choses, à l'occasion, comme par la lecture, au besoin, qu'a fait l'esprit de l'enfant? Il s'est, vraisemblablement, alimenté et exercé. C'est une hypothèse logique sans doute, mais ce n'est qu'une hypothèse. Il faut vérifier cette hypothèse, c'est-à-dire trouver un moyen pour constater que l'esprit de l'enfant est, en effet, alimenté et exercé. Ce moyen, c'est la composition française. Jusqu'ici, on a, en quelque sorte, tenu l'enfant en lisière, on lui a appris à marcher, on l'a fait marcher en le tenant par la main. Mais saura-t-il marcher seul? Il n'est que de faire en sorte qu'il doive essayer. C'est alors qu'on lui proposera un but, c'est-à-dire un texte, un sujet, et, quelques recommandations indispensables faites, on le lâchera. Mais aussi s'il marche, s'il va de lui-même, si enfin il atteint le but, c'est la preuve évidente et nécessaire, c'est la preuve par le fait, qu'il a appris à marcher. Ainsi donc, s'il est évident que la composition française n'est qu'un exercice absurde et vain privé de l'appui de la leçon de choses et de la lecture expliquée, il n'est pas moins évident que leçon de choses et lecture expliquée n'offrent ni certitude ni efficacité si on les sépare de la composition française qu'elles préparent et qui les certifie. Il existe entre ces trois exercices un lien indissoluble : ils constituent, si l'on peut dire, à leur manière, une Unité dans la Trinité.

       Mais il ne faut pas qu'on se méprenne. Quand nous disons que la composition française complète naturellement et indispensablement l'oeuvre de la leçon de choses ou de la lecture expliquée, nous ne voulons pas dire qu'à une période — à un cours par exemple — qui serait consacrée exclusivement à l'une doive succéder une période où l'autre aurait son tour. Ce serait là une séparation arbitraire du genre de celles que nous critiquions dès l'abord. Et c'est tout le contraire que nous entendons. C'est au fur et à mesure de l'enseignement, c'est à dater du premier jour que les trois exercices doivent être unis : ensemble ils doivent partir, ensemble ils doivent avancer, ensemble ils doivent atteindre le but. Qu'est-ce à dire? Ceci d'abord : qu'à chaque moment, une leçon de choses, une lecture, ou un groupe de leçons ou de lectures, doit avoir pour aboutissant logique, pour conclusion pratique une composition. Et ceci encore, par conséquent : que le choix des sujets de composition devra suivre la même progression que celui des sujets de leçons ou de lectures, qu'il sera bon, par exemple, pour l'une comme pour les autres de commencer par « des descriptions d'objets simples et des narrations d'actions uniques », pour passer ensuite à « la description d'un ensemble et à la narration d'actions successives », avant de s'élever à l'appréciation de ces descriptions, au jugement de ces actions et de leurs conséquences (Cf. Guéchot, La formation directe du Raisonnement chez l'enfant, Paris, Hachette et Cie, 1907). En autres termes, le devoir du maître, ce n'est pas, comme il le fait trop souvent, de se contenter d'adresser un trop flatteur appel à la réflexion et d'attendre que le mystère s'accomplisse, ou encore, sous prétexte d'indications circonstancielles, de fournir les éléments du sujet à des mémoires peu scrupuleuses c'est, en vérité, de préparer logiquement le sujet, de solliciter méthodiquement les intelligences. Alors, après avoir exercé l'attention et la réflexion de ses élèves au moyen de la leçon de choses et de la lecture expliquée, il pourra et il devra légitimement leur demander de faire preuve d'attention et de réflexion dans la composition française.

       Enfin, une question demeure. La composition française ainsi entendue, quelle est la part, quel est le rôle du style proprement dit, de ce que l'ancienne rhétorique appelait l'élocution. La réponse est simple.

       Encore une fois, il ne s'agit en aucune façon de former des écrivains ou de susciter des vocations littéraires. On ne demandera au style que d'être le strict et naturel vêtement de la pensée. Toutes les qualités se résumeront à une seule : la propriété, qu'on peut encore appeler la probité ou la sincérité. « Quand on a dit tout ce qu'on pensait, comme on le pensait, on a bien dit : le défaut, s'il y en a, est de la pensée. Et l'on se trouve bien de pratiquer cette probité du langage, comme l'autre, car on a plus de facilité pour sentir ce qui manque à l'esprit : on connaît — ou on fait mieux connaître — son faible, et il est plus aisé d'y remédier. On ne déguise pas la platitude de la pensée sous la prétention du style : parlez platement tant que vous ne penserez pas mieux. Mais, insensiblement, le dégoût de la platitude obligera votre esprit à faire effort, à mieux diriger son activité, et l'amènera à tirer de soi quelque chose qui sera moins plat. La condition de tout progrès, c'est de toujours mesurer son langage à sa pensée. » (Lanson.)

       Ainsi, complétant par de logiques habitudes de style un exercice méthodique des facultés d'invention et d'ordre qui ne va qu'à faire appel à l'attention et à la réflexion, la composition française instruira raisonnablement l'élève à être lui-même, tout lui-même, et rien que lui-même.

    [H.-L. DE PERERA.]

     

    Programmes. — ÉCOLES PRIMAIRES ÉLÉMENTAIRES. — La partie du programme d'enseignement de la Langue française relative à la composition est ainsi conçue :

    « Cours élémentaire. — Composition de petites phrases avec des éléments donnés.

    « Cours moyen. — Reproduction écrite et non littérale de morceaux lus en classe ou à domicile, et de récits faits de vive voix par le maître. — Premiers exercices de rédaction sur les sujets les plus simples et les mieux connus des enfants. Prendre quelquefois pour sujet les conséquences de l'alcoolisme.

    « Cours supérieur. — Rédaction sur des sujets simples. Prendre quelquefois pour sujet les dangers et les effets de l'alcoolisme. — Compte-rendu de leçons et de lectures. »

    ÉCOLES PRIMAIRES SUPÉRIEURES (de garçons et de filles). — « Composition française (une heure par semaine dans les trois années). — Exercices variés de composition française : lettres, récits et narrations, descriptions, rédactions et comptes-rendus, développement ou discussion d'une pensée, d'une maxime, etc. — A mesure que l'occasion s'en présentera, le maître fera connaître d'une façon concrète, en les appliquant au sujet du jour, les principes généraux de la composition. Les élèves, surtout au début, seront associés à la préparation du sujet, qui se fera en classe et oralement. »

    ÉCOLES NORMALES (d'instituteurs et d'institutrices). — Le programme de Langue et littérature françaises porte que, dans chacune des trois années, une heure par semaine doit être consacrée à des exercices de composition. Toutefois, les directions pédagogiques jointes au programme de troisième année prévoient seulement un exercice de composition par quinzaine ; on y lit : « Il est bon que les élèves de troisième année fassent, chaque quinzaine, un exercice de composition française, mais il peut porter sur un sujet de littérature, d'histoire, de morale, ou d'éducation: il sera naturellement corrigé par le professeur compétent. Il n'est pas indispensable que les élèves traitent tous le même sujet ; il est préférable de leur en proposer souvent plusieurs au choix, et de les laisser libres d'en traiter un dans un temps plus ou moins long. Il suffit que chaque composition soit remise au jour fixé. »

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